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DEHORS
- prose -


in « Littérature-Monde » francophone en mutation. Écritures en dissidence,
éditions L'Harmattan.
Textes réunis par Arlette Chemain-Degranges, Valérie Cambon et Marc Gastaldi

 

 

 

Les yeux du pays suivent le personnage qui écrit. Le personnage qui écrit s’en va, il quitte son pays. Et les yeux du pays le regardent partir.

Le personnage qui écrit est le personnage central même s’il n’est plus au centre de son pays. Quand il écrit, le personnage central se met hors de lui et alors il lui arrive une chose un peu étrange : il devient central hors de lui.

Quand le personnage central écrit, le centre se met hors de lui avec les mots tandis que sa tête est rejetée à la périphérie. C’est comme ça que ça se fait, les mots viennent de la tête et, ils descendent comme ça, voilà, et hop ils sortent, et c’est parce qu’ils sortent de lui que du même coup ils envoient à la périphérie toute la machine rose et humide du personnage qui écrit.

Quand le personnage qui écrit écrit, ça ne fait pas la même chose que quand il parle. Le personnage qui écrit se méfie du personnage qui écrit quand il parle. Les mots qu’il parle avec la bouche, ils font des trucs différents des mots qu’il parle avec l’écriture. Ce n’est pas qu’il utilise d’autres mots avec l’écriture mais les mots qu’il parle avec l’écriture, ils sont différents parce qu’ils se mettent au centre pour mieux rejeter la tête et le corps à la périphérie tandis que les mots qu’il parle avec la bouche, ils comptent pour du beurre parce que la tête et le corps restent au centre. Les mots qu’il parle, c’est pour mettre le corps et la tête au milieu. Les mots qu’il écrit, ils jettent le corps et la tête sur le côté, comme quand on prend un virage en voiture. Les mots qu’il parle, c’est pour le corps et la tête. Les mots qu’il écrit, c’est pour les mots. 

S’il veut faire des mots, le personnage qui écrit n’a pas le choix, il doit écrire et prendre des virages en voiture.

Les mots n’ont pas mal quand le personnage qui écrit les écrit. Les mots, ils se mettent au centre sans douleur alors que ça peut picoter au niveau de la tête à la périphérie. La tête de la machine qui écrit se tape la tête dans les virages mais les mots restent en place au centre. Ce n’est pas comme si on arrachait quelque chose, comme si le bras ou la tête venait avec les mots et se mettait hors du personnage qui écrit, non la machine bien que rose et humide, bien que bosselée à force de se taper la tête contre la vitre reste une et indivisible à la périphérie sous les yeux soucieux du pays.

Mais si les mots ne se font pas mal, il ne faut pas croire non plus que les mots qui sortent, c’est pour du beurre qu’ils sortent, bien au contraire, les mots qui sortent sont sérieux et c’est même pour cela qu’ils sortent. Plus les mots qui sortent sont sérieux et plus les yeux du pays pleurent. Les yeux du pays voient mais ne comprennent pas grand-chose aux mots du pays. Et c’est là tout le drame parce que les mots qui sortent de la machine rose qui écrit ont tout d’abord été stockés depuis le pays. Le pays met des mots dans la machine rose et la machine stocke. Il y a un stockage des mots du pays dedans. Sans les mots du pays, le personnage qui écrit ne serait pas un personnage qui écrit. Mais un personnage qui aboie.

On a déjà essayé dans certains pays d’empêcher le stockage de mots dans la tête des machines et on n’a pas su arrêter les aboiements.

On ne peut pas reprocher au pays d’être le premier fournisseur de mots. Malgré son avarice et la récession de mots, le pays reste le principal pourvoyeur de mots. Le pays est le numéro un sur le marché des mots. Les mots viennent tout d’abord du pays, du papa du pays, de la maman du pays, du boulanger du pays, de la maîtresse du pays, des écrivains du pays, des copains du pays, puis de la télé du pays. Et quels que soient les mots, la machine stocke.

Le stockage est une étape importante dans la formation de la machine rose qui écrit. Le pays met des mots dans la machine plus ou moins volontairement, d’abord plus puis moins puis la machine stocke, elle stocke à fond, elle ouvre toute les vannes d’entrée et ferme très fort les vannes de sortie, et là il y a un stockage maximal de mots du pays à l’intérieur de la machine rose et humide qui va bientôt écrire. Il est impératif de stocker. Quand les machines qui veulent écrire, écrivent sans avoir stocké de mots, ça fait des dessins de la maman et du papa déformés dans le jardin d’une maison rouge à la cheminée qui fume. Il faut stocker donc. Et avec ces mots que l’on stocke, on stocke un peu, sans le savoir, de la pensée. Parce que les mots du pays c’est un peu comme de la matière de pensée.  Et de la manière de penser même, une manière qu’on ne comprend pas bien ailleurs dans d’autres pays. Les yeux du pays s’intéressent tout particulièrement à cette question de la manière de penser. Si les yeux pouvaient parler, ils diraient qu’il n’y a pas cinquante mille manières de bien penser.

La machine rose peut être rose mais elle peut être également noire, jaune, grise ou rouge. Le mécanisme reste le même. C’est l’Internationale des machines qui écrivent.

Ce stockage de mots est tellement efficace que même si la machine rose ou noire ou jaune ou grise ou rouge qui écrit change de pays, elle garde les mots de son pays d’origine. Et là, malgré les nouveaux mots du nouveau pays qu’elle se met dès lors à stocker, ce qu’elle met hors d’elle ce sont les anciens mots de l’ancien pays, avec l’ancienne manière de penser. Et elle se sert de cette ancienne manière de penser pour critiquer cette ancienne manière de penser avec des mots et alors fatalement elle fait pleurer les yeux de son pays qui aimeraient le gifler et le mordre et alors c’est elle qui se mord la queue et ça fait mal et elle devient une étrangère, et les étrangers il y a des pays où l’on n’aime pas ça.  

Parfois, la machine rose ou noire ou jaune grise rouge se méfie des mots et de la manière de penser de son pays. Généralement, c’est une machine qui a souffert et qui n’a pas les mots dans son pays pour dire qu’elle a souffert, que c’est insupportable, que le pays fait du mal aux hommes. La machine n’a pas les mots parce le pays n’a pas mis les mots dans la machine. Le pays n’est pas complètement idiot. Alors la machine qui a souffert et qui écrit apprend des mots et une manière de penser d’un autre pays et elle se met à écrire, à mettre au-dehors d’elle quelque chose qui découpe la pensée en gravillons de pensée qu’elle met dans les chaussures de tout le monde et alors les gens de l’ancien pays et du nouveau marchent avec ce gravillon de pensée dans leurs chaussures sous les yeux du pays qui s’énervent et s’injectent de sang.

Parfois encore, une machine rose ou jaune ou rouge et souvent grise ou noire n’a pas les mots de son pays parce qu’un pays plus fort qui pense avoir des mots plus forts a écrasé les mots du pays plus faible. Quand un pays pense avoir des mots plus forts, il écrase les mots d’un autre pays plus faible, c’est comme ça que ça se fait et tout en écrasant il dit qu’il fait l’unité, la vérité, l’universel. Il dit aussi qu’il veut rendre le faible plus fort et qu’il faut en passer par l’écrasement des mots. Alors il sort le bidule à écraser les mots et il écrase les mots pour le bien de la manière de penser, il concasse les mots du pays plus faible, il les pile en poussière fine de mots qui glisse sous les chaussures sans gravillon.

Et là ça devient compliqué pour la machine noire ou grise ou rouge ou encore jaune, rose. Essayez d’écrire avec de la poussière. C’est un peu comme manger de l’air, c’est un peu comme faire des dessins dans l’eau. La machine à la langue en poussière n’a d’autre solution que d’écrire avec les gravillons de mots du pays fort, gravillons qu’elle stocke, entasse et concasse jusqu’à faire de nouveaux gravillons de pensée qu’il met dans toutes les chaussures pour réveiller les gens par les pieds sous les yeux du pays fort qui s’énervent et s’injectent de sang.  Ah si les yeux des pays pouvaient parler à leur guise, il y en aurait de la poussière et du sang, il y en aurait de l’unité, de la vérité et de l’universel.

On peut aussi inventer des mots avec de la poussière et des gravillons. Et avec des mots nouveaux, de la nouvelle pensée. Mais on fait rarement de la nouvelle pensée avec de nouveaux mots. Le plus souvent, on met des mots nouveaux sur de nouvelles choses parce que ça plait pas mal aux yeux du pays. Mais c’est pour du beurre allégé et alors on met un mot sur le beurre allégé. C’est bien pratique pour vendre de nouvelles choses qu’il y ait des mots dessus. Alors on colle des étiquettes de mots sur des cartons à l’intérieur desquels de nouvelles choses sont envoyées partout où on apprend les mots. Et les nouveaux mots voyagent et font un genre particulier de littérature. On peut les écrire partout ces nouveaux mots, sur de grands panneaux, sur la poitrine ou le dos des gens, on peut les écrire dans la tête des gens, on peut les parler avec la bouche et les chanter aussi et alors ça rentre vite dans la tête et on dit que la langue évolue, on dit que c’est bien, que c’est la vérité.

On peut aussi inventer des mots avec de la poussière et des gravillons pour faire de la nouvelle pensée, pour de vrai cette fois. Mais alors faut voir comment les yeux du pays vous regardent, faut voir le sang qui se met sur le blanc des yeux du pays. Ca fait comme des éclairs de sang et ça fait peur. Ca fait peur à toutes les machines et les machines qui étaient dehors se mettent dedans.

Parfois, il reste deux ou trois machines dehors. Des machines avec de la poussière, des gravillons et un peu de courage. Et alors il se passe quelque chose. Les machines sont dehors et hors d’elles. Et les mots qui sortent des machines qui écrivent avec du courage et des mots nouveaux et de la pensée nouvelle font quelque chose un peu dans le genre du nucléaire. Et alors tous les papillons battent des ailes. Et des poussières de pensée se soulèvent et s’agrègent et bientôt tout le monde sort, tout le monde se met dehors  le temps de la tempête et tout le monde bat des ailes et les yeux du pays se révulsent et de la nouvelle poussière se soulève et s’agrège en d’énormes pierres et ça fait drôlement bizarre de voir ce pouvoir de la poussière qui se transforme en pierre et on prend ce pouvoir de la poussière et on prend les pierres et on change les mots, les corps et la tête et oh la la.

Mais le plus souvent, il ne se passe rien parce le personnage qui écrit s’en va, il quitte son pays et les yeux du pays le regardent partir. Les yeux du pays le suivent du regard jusqu’à ce que le personnage ne fasse plus qu’un point sur la page de l’horizon.